Pour une mode moins polluante

L’entreprise anglaise Alchemie Technology est en mission : révolutionner la teinturerie textile, l’une des industries les plus polluantes au monde. Sa solution est une formidable promesse pour la protection de l’environnement
Il y a une dizaine d’années, lors d’un voyage professionnel en Chine, l’ingénieur anglais Alan Hudd reçoit un choc. À l’issue de la visite d’une grande teinturerie textile, son client l’entraîne à l’arrière des bâtiments pour lui montrer un spectacle horrifiant : une rivière rouge sang — les eaux usées des bains de teinture — s’infiltre dans le sol, rejoint les cours d’eau. « Vous devez trouver une solution à cela ! »
Le client ne s’est pas adressé à Hudd par hasard. L’homme a travaillé dans l’aérospatiale pour le ministère anglais de la Défense. Il a contribué à l’invention de l’huile minérale Shell toujours utilisée dans nos voitures. Et il a créé Xennia Technology, dont les technologies à jets d’encre ont révolutionné d’autres processus très polluants, comme les traitements de surface de carrelages en céramique. L’ingénieur est donc bien placé pour relever le défi, et il n’hésite pas: il va consacrer une décennie au développement d’une solution à jet d’encre spécifique aux textiles, lui dédiant même une nouvelle startup.
Fondée en 2013, Alchemie Technology prévoit de déployer sa technologie à grande échelle année. Avec un message clair et ambitieux : sa solution de teinturerie textile numérique va changer le monde.
Entretemps, les dégâts environnementaux constatés par Hudd il y a dix ans n’ont fait que s’aggraver. Pas étonnant : hormis quelques optimisations occasionnelles (moins de chimiques par ici, meilleur recyclage des déchets par là), les processus n’ont pas changé. On immerge les kilomètres de tissus dans de gigantesques « machines à laver» remplies d’eau et de teinture, puis on rince les excédents de teinture par toute une série de bains à haute température. Pour les traitements de finition (anti-transpirant, anti-froissage, imperméabilisant…), nouvelle série de bains chimiques et de traitements gourmands en énergie.
Le gaspillage est immense, souligne Alchemie Technology: quelque 30 tonnes d’eau sont utilisées pour teinter une seule tonne de textile.
L’entreprise anglaise rappelle d’autres chiffres accablants lors ses présentations aux investisseurs et aux potentiels clients. L’industrie de la mode est responsable de 10% des émissions carbone, dont 3% pour la seule teinturerie. Si rien ne change, la teinturerie industrielle produira encore 2,5 gigatonnes de CO2 d’ici 2050. La teinture génère aussi 20% de la pollution industrielle de l’eau (deuxième cause globale). Ne rien changer met l’industrie elle-même en danger: la rareté croissante de l’eau compromet son travail, l’explosion du coût des énergies lamine ses faibles marges. De fait, de nombreuses entreprises disparaissent – la teinturerie industrielle est mourante.
Devant l’étendue et l’ancienneté du problème, on peut s’étonner qu’aucune solution en profondeur n’ait été apportée jusqu’ici. Alchemie Technology avance plusieurs raisons à cela. On a trop longtemps fermé les yeux sur l’immense pollution engendrée, cela ne fait que quelques années que la pression sur la branche et ses clients est devenue incontournable. Et il y a l’habituelle résistance au change- ment (coûts engendrés, renoncement à des process établis sur des décennies…) en plus des incertitudes quant à ses bénéfices.
Des améliorations incrémentales n’avaient aucune chance de déclencher un vrai changement. Il fallait un grand bond en avant, une solution radicale. Précisément ce qu’Alchemie Technology pense avoir réussi avec Endeavour et Novara.
Endeavour ressemble à une machine d’impression numérique utilisée pour produire des publications comme CONNECTED. Un rouleau de tissu y entre, une barre dotée de plus de 1400 buses contrôlées individuellement projette des gouttes de teinture à grande vitesse. Cette « impression» est intense, puisque les gouttes sont beaucoup plus grosses que celles d’une imprimante papier et qu’il y en a 1,2 milliard par mètre linéaire. Sur l’autre surface du tissu, un vide est créé pour aider la teinture à mieux pénétrer l’ensemble des fibres, sans générer d’excès. L’affinage de ce processus est ce qui aura pris le plus de temps à Alchemie.
Sans surprise, l’entreprise n’a pas pu tester chaque teinture sur chaque tissu. Elle a commencé par le coton tissé et le polyester. Pour le coton, Alchemie s’est rendu compte qu’une impression d’un seul côté suffisait pour obtenir une teinture homogène – une révélation. Pour le polyester, hydrophobique, la teinture est projetée des deux côtés puis fixée par infrarouge.
Novara, la seconde machine, effectue les traitements de finition. Le procédé est similaire: les produits chimiques sont « sprayés» à la surface du tissu.
Qualité du résultat final? Équivalente à celle obtenue par les processus classiques, estime Alchemie. L’efficacité du processus, elle, n’a rien, vraiment rien d’équivalent.
Sa méthode à jet d’encre, sans contact, évite en effet le problème central de la teinturerie classique, l’immersion dans les multiples bains. Et les machines d’Alchemie Technology sont spécifiquement conçues pour utiliser le strict minimum d’eau, de teinture, de produits chimiques et d’énergie.
Les résultats des tests avancés par l’entreprise sont spectaculaires. Ses machines teignent le coton en utilisant 95% moins d’eau et 70% moins d’énergie. Elles teignent le polyester en utilisant 95% moins d’eau et 85% moins d’énergie. La réduction des quantités de teintures et de produits de finition est, elle aussi, drastique.
Pas besoin d’être un expert pour deviner l’impact environnemental que pourrait avoir une telle solution déployée à grande échelle. La protection du climat nous a habitués, au mieux, à de minuscules progrès. Là, ce serait une révolution.
La solution bénéficie aussi à l’industrie. Le spectre du manque d’eau et des coûts des énergies recule. Les coûts d’exploitation diminuent, les marges repartent à la hausse.
Selon Alchemie, l’achat d’une ou plusieurs Endeavour (elles coûteront environ un million de dollars pièce) sera très rapidement rentabilisé. Les machines contribueront aussi à améliorer le cadre de travail (plus
« imprimeurs modernes», moins « bains turcs géants»). Beaucoup mieux pour attirer les nouvelles générations de collaborateurs.
Les teinturiers sont les vrais clients d’Alchemie, mais elle travaille aussi depuis longtemps à convaincre les prescripteurs du secteur — les grandes marques de vêtements. Ce sont elles qui pourront faire pression sur leurs fournisseurs pour qu’ils embarquent dans cette révolution. Par conscience environnementale. Parce qu’elles veulent des produits innovants. Pour soigner leur image de marque. Ou tout cela à la fois.
Alchemie Technology mène ainsi des projets de développement avec de nombreuses grandes marques (noms cachés derrière des NDA), dont les fournisseurs multiplient les essais pour vérifier, comparer qualité, performances et économies potentielles.
La confiance reste de mise. L’intérêt pour ses solutions a été immense, se réjouit Alchemie. Les grandes marques de mode se sont fixé des objectifs de développement durable pour 2030, notamment quant à leur consommation d’eau, d’énergie et leurs émissions carbone… Endeavour et Novara tombent à pic.
Si tout va bien, le seul gros souci d’Alchemie pourrait être de répondre à la demande.
L’entreprise prévoit de livrer une quinzaine de machines cette année, une cinquantaine en 2024, 500 en 2025 et continuer à produire de manière exponentielle. Le potentiel n’est pas infini, mais il est bien là: Alchemie estime son marché à environ 30 000 machines.
En cas de gros succès, ses capacités de production au Royaume-Uni ne suffiront pas. Elle prévoit de s’appuyer sur des partenaires externes pour la production d’éléments de base. Le R&D et la production de sa technologie de pointe (notamment des barres d’impression) devraient rester en Angleterre.
Alchemie Technology va aussi ouvrir des centres de démonstration dans les grandes régions de la teinturerie textile. Le premier à Taïwan (capitale mondiale des traitements de finition). Puis au Portugal, en Turquie, mais surtout en Asie: Vietnam, Indonésie, Inde, Pakistan, Bangladesh…
La teinturerie textile numérique va-t-elle changer le monde ? Réponse très bientôt dans une boutique de mode près de chez vous.