CONNECTED n°19
WSense

Voilà l'internet des océans

wsense outside

Distinguée au dernier World Economic Forum, la startup WSense développe une plateforme qui pourrait devenir l’internet du monde sous-marin. De quoi révolutionner l’étude et la compréhension de notre planète. CONNECTED interviewe sa CEO Chiara Petrioli.

La science se nourrit de données. À ce titre, l’avènement de l’Internet of Things (IoT) a été une fantastique révolu- tion. Des milliards d’« objets intelligents» bardés de capteurs sont reliés entre eux et avec des serveurs, capturant et échangeant en temps réel une montagne de données. Analysées, accessibles et partageables dans le monde entier, ces données permettent aux chercheurs d’observer et de comprendre notre planète comme jamais auparavant.

Enfin, pas toute la planète: l’IoT ne nous connecte pas aux mers et aux océans.

Cet angle mort est embarrassant. L’eau recouvre 72% de la surface terrestre, ses volumes abritent 80% de la biodiversité et jouent un rôle central dans des phénomènes globaux tels que le changement climatique. Impossible de prétendre à une vision globale sans l’intégrer.

Alors on essaime quelques stations de recherche (des aiguilles dans une motte d’algues). On crée de plus en plus d’objets intelligents marins (capteurs, bouées, véhicules autonomes, sondes…). Et on essaie de poser les bases d’un réseau sans fil qui serait aussi accessible et fiable que celui de l’IoT — c’est l’IoUT, l’« Internet of underwater things». Pionnière du secteur, l’italienne WSense est portée par un courant favorable en ce début d’année.

L’aventure  de  cette  startup  a commencé  à l’Université  Sapienza, à Rome, où la professeure Chiara Petrioli dirige un laboratoire de recherche. « Nous avons commencé à nous intéresser aux réseaux sous-marins il y a dix ans », raconte-t-elle. « Nous voulions trouver le moyen de transmettre des informations de manière fiable avec des éléments tels que des routeurs, ceci sur de larges zones. » Ces recherches débouchent sur des solutions « atteignant des niveaux de fiabilité et de performance inédits jusqu’ici » et plusieurs brevets internationaux sont déposés. Les applications potentielles justifient la création d’une spin-off de l’université : WSense est lancée en 2017 avec un noyau de PhD et d’ingénieurs (en acoustique, architecture réseau, traitement de signaux…).

Aujourd’hui, la startup compte une cinquantaine de collaborateurs avec des bureaux en Italie, au Royaume-Uni et en Norvège. Et une vingtaine de clients — entreprises de la « Blue economy» et institutions scientifiques. Ses innovations ont été saluées en 2022, notamment par un Digital Challenge de l’Institut européen d’innovation et de technologie (EIT) et par un prix Blueinvest de la Commission européenne.

On le devine, « réseau sans fil » et « sous-marin» ne sont pas faits l’un pour l’autre. En effet, rien de ce qui fait fonctionner un wifi aérien ne fonctionne sous l’eau. Les ondes radio y sont fortement atténuées, la communication par la lumière ou le son varient beaucoup en fonction de la température, de la salinité, du bruit ambiant… Il fallait tout repenser, et WSense l’a fait.

Sa solution repose sur une combinaison novatrice de communication acoustique pour les moyennes distances et de technologies optiques par LED pour les courtes distances, avec un zeste d’intelligence artificielle.

Concrètement, des « nodes » sous-marins sont déployés. Le trans- fert de données entre les « nodes » est optimisé en permanence par une AI: quand les conditions de la mer changent, des algorithmes modifient le chemin emprunté par les paquets de bytes.

Le système, explique Chiara Petrioli, peut envoyer des données à 1000 m à la vitesse de 1 kbit/s et jusqu’à plusieurs Mbit/s sur des dis- tances plus courtes. Cette bande passante n’a rien à voir avec celles de nos réseaux aériens, bien sûr (« Mais nous sommes en train de travailler pour l’élargir ! »). Elle est cependant suffisante pour trans- mettre les données environnementales collectées par les capteurs.

Le réseau généré est stable, fiable et ouvert: une pluralité de dispo- sitifs (capteurs, sondes, véhicules…) de types et marques différents peut s’y connecter. WSense a d’abord conçu sa plateforme pour les zones peu profondes (jusqu’à -300 m), mais affirme qu’elle est main- tenant fonctionnelle jusqu’à -3000 m, ouvrant encore plus grand la porte des océans.

À la surface, des « getaways» flottants (ou posés sur une terre proche) connectent ce réseau local au « nuage ». Et donc au reste du monde — l’IoUT rejoint l’IoT.

WSense conçoit elle-même toute la partie logicielle (du network sof- tware au traitement des données) ainsi que tout le hardware néces- saire : nodes, probes, modems, getaways… Ses propres dispositifs sont par ailleurs bardés de capteurs. « Ils mesurent des paramètres tels que température, salinité, pH, chlorophylle, méthane, ammo- nium, phosphate, CO2, vagues et marées, bruit ambiant… » Bref : tout ce qu’il faut pour permettre un suivi et une surveillance étendue et en temps réel des environnements sous-marins.

L’aquaculture  a  été  l’un  des  premiers  domaines  à  s’intéresser  à WSense (et son plus gros client actuellement). Le déploiement d’un réseau sans fil englobant les cages réunit, sans multiplier d’encom- brants câbles, tout ce qui participe au monitoring du biotope et à la gestion de l’élevage. Caméras et capteurs, mais aussi robots.

 

Pour une nouvelle expérience de la plongée

Cet été, WSense va lancer un appareil miniaturisé: un « micronode » qui pourrait considérablement enrichir notre expérience de la plongée sous-marine, comme les applis pour smartphones ont enrichi celle de nos vies.

De la taille d’un paquet de cigarettes, le device est relié par câble (et des connecteurs LEMO de la Série W) à une tablette étanche. Grâce à lui, les plongeurs peuvent communiquer avec la surface et entre eux, bien plus efficacement que par signes.


« Il leur permet aussi de recevoir en temps réel des informations sur ce qu’ils voient autour d’eux », explique Chiara Petrioli. Sur les ruines romaines englouties de Baiae, par exemple, la tablette pourra montrer en réalité augmentée les reconstitutions des bâtiments visités par les « touristes plongeurs ».

Le « micronode» est par ailleurs équipé d’un GPS, « ce qui augmente la sécurité, puisqu’on saura toujours avec précision où les plongeurs se trouvent. Cette localisation ouvre aussi de nouvelles manières d’explorer les sites. On pourra, par exemple, guider les visiteurs le long d’itinéraires prévus. Les possibilités sont infinies ! »

wsense underwater

Le nouveau device ajoute l’interactivité, la réalité augmentée
et autres aux plongeurs.
 

 

Ce nouveau produit sera présenté officiellement dans le cadre de l’arrivée de la prestigieuse « Ocean Race» (course autour du monde à la voile) qui se tiendra fin juin 2023 à Gênes (Italie).

« Nous sommes en train de développer une infrastructure pour de futurs systèmes robotisés autonomes », explique la Dr Petrioli.
« Nous pouvons permettre à des groupes de robots de communiquer et de collaborer, d’envoyer des données en temps réel, de recevoir des instructions et de modifier leur mission en temps réel. »

À la demande d’un client norvégien, le R&D de WSense a même récemment développé un ultraminiaturisé « wearable» pour pois- sons. De quoi observer au plus près la vie et la santé d’un animal, tout en surveillant la qualité de l’eau. « Tout cela va dans la même direction: fournir les outils permettant une pisciculture toujours plus durable. »

De la même manière, la plateforme de WSense peut considérable- ment simplifier la surveillance et le travail autour des stations off- shore. Et celle d’infrastructures immergées, telles que gazoducs et oléoducs.

Elle est tout aussi efficace dans des environnements plus naturels. La startup a déployé son réseau sur des sites sensibles. Des scientifiques  s’en  servent  par exemple  pour étudier comment  algues, coraux et animaux s’adaptent au changement climatique. Ceci in situ et en continu, « donc bien précisément et durablement qu’on pourrait le faire depuis la surface ou par satellites. » La solution monitore aussi des sites représentant un risque majeur pour les populations humaines, telles que des zones volcaniques.

La plateforme WSense est également déployée sur des sites archéologiques et culturels, dont la luxueuse cité romaine engloutie de Baiae, près de Naples (Italie), qui fait partie des World Heritage Sites de l’Unesco. Mesurant la pollution et les effets du changement climatique ou les éventuels dégâts causés par les visiteurs, elle contribue à leur protection comme on le fait depuis longtemps pour les sites archéologiques de la surface.

À l’image des webcams éparpillées autour du monde, « celles connectées par WSense peuvent également valoriser ces sites. » Elles sont des fenêtres ouvertes pour l’éducation et le tourisme, donc à public plus large que celui des scientifiques, des entreprises ou des autorités.

Dans le même sens, la startup s’apprête à lancer un « micronode » qui, connecté à une tablette étanche, enrichira l’expérience de la plongée (voir ci-dessus).
 

Séduisant, ce nouveau produit incarne pourtant mal les ambitions de WSense. L’entreprise italienne ne se contente pas de proposer, comme d’autres, des « smart devices», elle ne veut pas être une pièce de plus dans notre connaissance déjà trop morcelée des océans.

Elle veut, au contraire, permettre l’unification de toutes les pièces.

C’est dans ce but que WSense a assuré l’interopérabilité de son réseau sous-marin. C’est aussi dans ce but qu’elle a beaucoup travaillé à la simplicité de son déploiement ou encore à la réduction des coûts. Des qualités nécessaires pour réaliser sa vraie ambition: définir la norme de l’IoUT.

Pour cela, WSense doit encore accroitre sa notoriété et celle de sa plateforme. En janvier, elle a reçu un gros coup de projecteur. Parti d’un lieu qui n’a pas vu d’océans depuis 200 millions d’années : Davos, au cœur des Alpes suisses.

Lors de sa dernière édition, le prestigieux World Economic Forum (WEF) a désigné une dizaine d’entreprises, dont WSense, lauréates de son Ocean Data Challenge, un concours destiné à identifier les technologies les plus prometteuses en collecte et gestion de données pour la protection des océans. Leur récompense: l’accès au réseau du WEF, une place idéale pour trouver les partenaires susceptibles de les aider à se développer à l’échelle mondiale.

L’effet a été immédiat. WSense a passé les semaines suivantes à répondre à une avalanche de demandes.

« Cela a été énorme», raconte Chiara Petrioli. « Nous avons pu échanger avec des leaders politiques et scientifiques, des top managers, qui, souvent, ne savaient pas ce qu’il était possible de faire. Nous avons pu leur répéter que « l’Internet of underwater things » n’était pas un concept de pointe, mais une solution prête à être généralisée. »

Se profiler rapidement sur le marché de la communication sous-marine est intéressant (« Forbes» l’estime à 3,5 milliards de dollars avec une augmentation annuelle de 22%). Mais l’urgence est ailleurs, insiste Chiara Petrioli.

« Nous ne pouvons plus retarder l’utilisation de ces solutions. Parce que nous ne pouvons plus continuer d’ignorer autant de choses sur notre exploitation des océans ou sur le changement climatique. Nous devons comprendre aujourd’hui, car il pourrait être trop tard demain. »