Dans les coulissses du Roi Lion

Spectacle au succès record joué mondialement depuis plus de 25 ans, cette comédie musicale est le résultat du travail passionné d’une multitude d’artistes et d’artisans. Rencontre avec l’un d’eux, responsable du département Masques et marionnettes de l’édition londonienne du show.
Le Roi Lion de Disney bondit sur les écrans en 1994. Avec son his- toire de rivalité familiale, ses images chatoyantes, ses personnages forts et ses mélodies signées Elton John, le long métrage animé séduit jeunes et moins jeunes. Il engrange près d’un milliard de recettes dans le monde et s’impose comme le plus gros succès ciné- matographique de l’année. Disney confirme alors l’entrée dans son
« deuxième âge d’or ».
À peine deux ans plus tard, le géant du divertissement songe déjà à adapter Le Roi Lion pour Broadway. Mais comment transposer sur une scène ce qui a porté le film — savane majestueuse, jungle touffue, folle cavalcade de gnous et, surtout, toute une galerie de personnages animaliers ?
La metteuse en scène Julie Taymor propose une approche radicale. Contrairement au film, la pièce ne mettra pas en scène des animaux, mais des humains qui les représenteront avec masques et marion- nettes. Et le décor sera réduit au strict minimum, puisque même les végétaux (prairies, plantes exotiques, lianes…) seront interprétés par des personnes.
L’envergure du spectacle est immense, et le résultat ébouriffe les foules dès la grande première donnée en 1997.
En coulisses, une centaine de personnes s’activent. Sur scène, une cinquantaine d’artistes costumés et maquillés jouent, dansent, chantent… et donnent vie à quelque 232 marionnettes de toutes dimensions. De la souris de 15 cm utilisée en ombre chinoise à l’éléphant de 4 m manipulé par quatre personnes. En passant par des girafes (des personnes sur échasses) et des oiseaux en vol (des cerfs-volants attachés à des cannes à pêche, agités au-dessus des spectateurs). Ou encore par Pumbaa le phacochère (un acteur por- tant, devant et derrière lui, un costume de 2 m 44 et 20 kilos).
En tout, 25 espèces d’animaux sont convoquées dans la grandiose séquence d’ouverture Le Cercle de la vie.
Au Lyceum Theatre de Londres, où la comédie musicale est jouée huit fois par semaine depuis 1999 sans autre interruption que celle due à la pandémie, le gardien de cette étonnante ménagerie est Joe Beagley. Ce barbu décontracté de 39 ans était encore étudiant en Arts techniques et effets spéciaux au Wimbledon College of Art quand il a commencé à travailler sur Le Roi Lion. C’était en 2005.
« Après quelques années, on m’a nommé responsable des Masques et marionnettes, et cela fait maintenant — mon dieu ! — plus de 10 ans que je dirige ce département ! »
De son équipe de six personnes, quatre (dont lui) sont impliquées au fonctionnement quotidien du spectacle. Avec la vigilance constante d’une troupe de suricates surveillant son territoire.
Chaque matin, ils vérifient tout. Le caoutchouc des béquilles utili- sées par les acteurs est-il en bon état? Les mécanismes des marionnettes fonctionnent-ils avec fluidité? Les marionnettes de remplacement sont-elles prêtes en cas de besoin ?
Il y a de fait bien plus de masques et marionnettes que ce qui est utilisé sur scène. Le majordome royal Zazu, par exemple, compte quatre exemplaires: un pour le manipulateur principal et trois pour ses remplaçants. C’est que ce personnage est aussi important que sa marionnette est sophistiquée (cou, bec, pattes, ailes et paupières sont articulés). La redondance permet aussi de pallier une casse éventuelle en cours de spectacle.

Notre interviewé Joe Beagley, responsable du département Masques et marionnettes de l’édition londonienne du « Roi Lion ».
Une grande variété de matériaux et de techniques sont utilisés pour fabriquer ces masques et marionnettes complexes, ils nécessitent donc beaucoup d’entretien. Et tout doit être fin prêt avant le début de chaque spectacle.
« La sécurité est bien sûr notre critère principal, suivie de près par le confort des acteurs », précise Joe Beagley. « Mais l’esthétique est aussi primordiale. » Tout doit rester parfait et respecter l’identité visuelle du spectacle.
L’équipe veille notamment sur les masques des lions, dont les originaux ont été sculptés il y a 25 ans par Julie Taymor elle-même. Deux spécialistes des Masques et marionnettes retouchent régulièrement leur peinture. Les inévitables déformations plus sévères (coups, trous, fissures…) sont réparées au fur et à mesure avec des patchs de carbone. « Cela finit par alourdir les masques, alors nous effectuons aussi des rénovations complètes de temps à autre. » On profite des vacances des acteurs et actrices et, « à leur retour, ils retrouvent leur accessoire comme neuf! »
Quand un nouveau masque est requis, une version brute en carbone est moulée par une entreprise canadienne spécialisée et envoyée à la troupe locale. À elle de la peindre et de la finaliser en respectant scrupuleusement le design originel. Jusqu’à dans les moindres couleurs. « Les seules variations acceptées le sont pour nous adapter à la teinte d’un éclairage local ou à la couleur de peau d’un acteur! »
Un attaché de création fait même la tournée de tous les Roi Lion joués dans le monde pour vérifier la cohérence des productions. C’est dire que l’attention au détail est maniaque. Des plumes en tissu soigneusement découpées sur les marionnettes d’oiseaux aux poils en crin posés à la main sur les masques de lions. De fait, la création des masques et marionnettes originaux a nécessité 37 000 heures de travail ! La même attention aux détails vaut dans les autres départements — certains des 350 costumes portent des milliers de perles cousues une à une.
Pourquoi une telle précision? Des détails aussi menus n’échappent- ils pas aux spectateurs assis à plusieurs mètres de la scène ? « C’est vrai que nous pourrions souvent faire plus simple et rapide pour de nombreux éléments de design! Par exemple en imprimant certains éléments en 3D plutôt qu’en continuant à les sculpter. Mais la qualité des matériaux et celle de notre travail se voient. Même de loin ! »
Le perfectionnisme est une question de crédibilité, souligne l’artisan. « Disney vise toujours la meilleure qualité, le public attend cela de nous. Et, franchement, cette quête contribue aussi à nous rendre plutôt fiers de notre travail ! Nous faisons partie d’une grosse machine, mais chacun de nous contribue au plaisir du spectateur. »
Sans surprise, ce sont les marionnettes qui occupent le plus Beagley et son équipe. La plupart des masques sont en effet relativement simples et moins fragiles. Cependant, deux d’entre eux (perçus par certains comme les plus importants!) intègrent de la technologie : ceux du noble roi Mufasa et de son frère jaloux, Scar.
« Mufasa et Scar ont une personnalité complexe et une grande dualité », explique Joe Beagley. « Pour mieux l’exprimer, Julie Taymor et le co-designer des marionnettes Michael Curry, ont choisi de passer par des masques mécaniques articulés. »
Les acteurs portent une discrète coiffe en plastique thermomoulé, réalisée sur mesure pour tenir parfaitement sur leur crâne. Le sup- port du masque, articulé en deux coudes, y est fixé. Quand les personnages maîtrisent leurs émotions, les masques sont disposés au-dessus de la tête des acteurs, laissant leurs visages visibles.
« Mais quand les personnages sont dominés par leurs instincts, les masques léonins descendent et cachent les visages — l’animalité domine. »
Ce subtil artifice, souligné par le changement de posture des acteurs, produit un effet dramatique mémorable.
Le mécanisme est contrôlé par les acteurs eux-mêmes. « Ils portent un boîtier électronique caché dans une poche sur la jambe. De là, des câbles passent par leur dos aux points d’articulation du masque. Des câbles électriques montent aussi le long du dos, puis le long du bras jusqu’à une petite télécommande – dotée de potentio- mètres et d’interrupteurs – nichée au creux de la main. » Un discret glissement de doigt suffit pour lever, baisser, incliner les masques.
Cachées des regards, ces technologies ne sont pas soumises aux restrictions concernant le design, et l’équipe de Beagley peut les moderniser sans compromettre l’esthétique du show. Le nombre de câbles nécessaires pour articuler les masques de Mufasa et Scar, par exemple, a été drastiquement réduit: il y en avait une dizaine à l’origine, il n’y en aura plus que quatre. Par ailleurs, on ne les soude plus au boîtier, mais on les monte sur des connecteurs Push-Pull (dont plusieurs LEMO Série B). « Cela diminue les risques de panne et nous permet de localiser et de régler tout problème beaucoup plus rapidement ! »
Pratique, l’avantage devient décisif quand une casse survient en plein spectacle… « Avec 250 marionnettes et huit shows par semaine, c’est inévitable », relève le Joe Beagley. « Vous savez qu’il y aura des dégâts ! »
Quand de la casse ou des dysfonctionnements arrivent, les acteurs doivent continuer jusqu’à la fin de leur scène. Puis l’équipe de Beagley tente une réparation ou, si impossible, donne un masque ou une marionnette de remplacement. Au pire, elle fait un bricolage temporaire pour que l’acteur puisse tenir jusqu’à la fin du spectacle. Le rideau tombé, une course contre la montre s’engage pour trouver une solution avant le show suivant (donné parfois le soir même).
L’incident le plus mémorable vécu par l’équipe implique l’immense éléphant. L’arrivée de la marionnette géante, dans le dos du public, est l’un des moments les plus inattendus et bluffant du show. Mais, ce jour-là, alors qu’elle descendait majestueusement l’allée vers la scène, « son squelette s’est soudain disloqué en plusieurs endroits ! »
Heureusement, les pépins techniques sont généralement bien plus discrets, et les spectateurs ne s’en aperçoivent même pas.
Selon Joe Beagley, Le Roi Lion a été le premier spectacle de cette envergure à intégrer autant de marionnettes et il est toujours le seul à le faire à une telle échelle. Une sacrée pression sur son équipe, non ? Beagley, qui supervise également les tournées du show et contribue à l’adaptation de Frozen, hausse les épaules. « C’est ma vie, j’ai eu le temps de m’y habituer! Mais c’est vrai que, quoiqu’il arrive, “The Show must go on”. Alors personne — vraiment personne — ne veut être celui ou celle qui provoque un arrêt du spectacle ! »
Quand le département Masques and marionnettes cherche une nouvelle recrue, « résistance au stress» fait partie des requis.