CONNECTED n°20

Les hélices du développement durable

Drone article in Connected Magazine 20

Initié par quatre passionnés, le réseau des Flying Labs mise sur des compétences locales pour doper l’utilisation des drones dans les pays émergents. Deux-cents projets plus tard, l’impact de cet écosystème ne cesse de croître.

Morsure de serpent au cœur de la forêt amazonienne: un drone survole la canopée pour délivrer une dose de sérum. Au Cameroun, des gardiens surveillent d’en haut les parcs nationaux contre les braconniers. En Tanzanie, des fermiers contrôlent la santé de leurs cultures et en déduisent leurs revenus potentiels. Après un glissement de terrain au Népal, un algorithme décortique des vues aériennes pour organiser la reconstruction.

Ces applications, comme de nombreuses autres, partagent un point commun: elles ont été assurées par des Flying Labs. Ce réseau de professionnels des UAV des pays émergents remplit des missions locales s’inscrivant dans les Objectifs de développement durable des Nations Unies.

L’origine du concept remonte au milieu des années 2010 avec la rencontre de membres de deux associations promouvant l’utilisation des drones pour le bien social [« drone for good»]. D’une part, Patrick Meier et Andrew Schroeder de l’association américaine UAViators ; d’autre part, Sonja Betschart et Adam Klaptocz de l’helvétique Drone Adventures (devenue Drone for Earth). Deux travaillent dans les technologies (développement ou hardware), deux dans l’humani- taire, tous pilotent des drones. Et tous sont convaincus que les UAV font de formidables vecteurs de développement.
 

Outils de collecte de données, les drones excellent aussi en promotion
des technologies auprès des jeunes.

 

« La formation, le pilotage sont simples », explique Sonja Betschart.

« La préparation et l’analyse des données — par des logiciels existants, des algorithmes ou des modules de machine learning — ne demandent pas non plus une formation difficile pour des ingénieurs. Ces outils s’intègrent naturellement dans leurs activités, ils n’imposent pas une révolution dans laquelle il faut tout réapprendre. » En cela, la spécialiste compare volontiers les drones aux téléphones mobiles, qui se sont généralisés à une vitesse sidérante dans les pays émergents grâce à leur combinaison d’utilité et de simplicité.

Avec les UAV, le Sud s’ouvre un accès inédit aux données géospatiales (neuf applications sur dix des Labs, le reste étant du transport). Ces données sont en effet incomparablement plus faciles à obtenir et moins coûteuses que celles capturées par satellites, avions ou hélicoptères. Les zones couvertes sont plus réduites, « mais les données suffisent souvent à analyser une réalité locale ou régionale et à faciliter la prise de décision. » Last but not least, relève Sonja Betschart, leur acquisition est beaucoup plus indépendante, « les acteurs locaux deviennent producteurs de leurs propres données. »

Reste à comprendre pourquoi le potentiel des UAV n’est pas mieux exploité dans les pays émergents, malgré l’existence de professionnels locaux.

« Nous nous sommes rendu compte que ce qui manquait était surtout un accès aux opportunités », raconte Sonja Betschart. « Les compétences locales restent dispersées, peu visibles, et le présupposé “ Les experts étrangers sont meilleurs“ encore trop tenace. Non seulement ces experts ne connaissent pas bien les lieux et les acteurs, mais ils repartent aussi avec technologies et compétences une fois leur service rendu. Faire appel à eux n’est pas une approche durable. » Il y avait donc une place à prendre pour développer les compétences locales en UAV, « et c’est cette place que nous avons décidé d’occuper. »

Les quatre spécialistes s’allient pour créer WeRobotics, association à but non lucratif qui s’occupera de la mise en réseau. Puis ils défi- nissent ces Flying Labs qui seront les membres du réseau. « Nous avons commencé par un “ proof of concept” de deux ans au Népal, au Pérou et en Tanzanie. Cela a donné naissance au modèle de franchise sociale que nous avons implémenté en 2018. »

Le modèle s’est imposé par l’approche « bottom-up» choisie d’emblée par WeRobotics. Ici, à l’inverse de la plupart des ONG de développement, pas d’entité centralisée qui ouvre des antennes locales.
« Ce sont les entreprises locales qui nous contactent pour intégrer le réseau. Ce sont aussi elles — et non WeRobotics — qui proposent un projet-pilote. » Les Labs sont par ailleurs dirigés et financés localement.
 

 

WeRobotics — une douzaine de personnes seulement — intervient avant tout comme facilitateur. Elle met les parties en contact. Elle crée des supports, des programmes internes pour aider les Flying Labs à se perfectionner, mieux gérer leurs projets et mesurer leur impact. Au besoin, elle assure un service technique.

Représentant l’ensemble de ses membres, l’organisation a plus de  poids  quand  il  s’agit  d’intéresser  des  partenaires  globaux  à des applications de niche et des marchés locaux. Elle a réussi à en convaincre une impressionnante palette. Parmi eux, des donateurs (dont la Fondation Rockefeller, la Fondation Bill & Melinda Gates, la Fondation Hewlett, la Fondation Autodesk…); de grands concepteurs de drones (DJI, Skydio, Parrot…) et de logiciels (Pix4D, Esri, Autodesk…) qui fournissent technologies et formations ; des demandeurs internationaux (Banque mondiale, agences onusiennes, ONG, universités…). Autant d’acteurs restant habituellement hors de portée d’un fournisseur local de services UAV.

Il y a aussi bien sûr les partenaires internes. L’ouverture à la collabo- ration, l’envie d’aider les autres membres du réseau font partie des conditions d’entrée. « Les Labs sont tenus de partager leurs expé- riences, via des rencontres “ en vrai” ou en ligne, de documenter leurs projets, de contribuer à des groupes de travail… » WeRobotics veille au grain, relance ceux qui, trop concentrés sur leur quotidien, oublieraient de partager. Elle développe et améliore aussi sans cesse les outils facilitant les échanges.

Les bénéfices sont évidents. Quand un Flying Labs reçoit une demande sortant de son expérience (la cartographie d’un glissement de terrain, par exemple), il peut s’adresser à un autre qui la possède (le Lab du Népal dans ce cas). « L’accès aux experts et aux données est direct. Les Labs peuvent s’appuyer sur de l’existant — process, plans de vol, traitements des données… – et éviter de répéter des erreurs faites par d’autres. Ils adaptent le projet, puis partagent à leur tour leur expérience. »

Ensemble, partenaires externes et membres du réseau nourrissent un « écosystème UAV» particulièrement fécond. Les opportunités fleurissent et les Labs sont mieux armés pour répondre à la demande. À commencer par celle, si précieuse, de proximité : « 80% des demandes viennent de centres de recherche locaux, d’ONG locales, de communautés et pouvoirs locaux », souligne Sonja Betschart.

La démarche « bottom-up» de WeRobotics et les avantages du réseau séduisent de plus en plus d’acteurs UAV des pays émergents. Le nombre de Flying Labs grossit régulièrement, même si certains doivent parfois fermer faute d’avoir pu pérenniser leurs projets. Actuellement, il y en a une quarantaine, « la moitié en Afrique, 30% en Amérique du Sud et 20% en Asie. »

Depuis 2019, les Flying Labs ont assuré près de 400 applications, sous forme de projets et de formations locales, contribuant concrètement à la santé publique, à la protection de l’environnement, à l’humanitaire, l’éducation, l’économie…

En plus des exemples déjà cités, ils ont assuré des transports de tests Covid; du suivi de l’évolution de mines illégales ; de la dissémination de moustiques « sains » pour remplacer ceux infectés par le Zika ou la dengue; des mesures de qualité de l’air au-dessus de décharges; de l’estimation de reconstruction après des inondations ; du recensement d’oiseaux et de requins sur leurs sites de reproduction ; des analyses de développement urbain; de la gestion du bétail ; du mapping d’érosion des sols et de déforestation. Autre exemple: au Kenya, WeRobotics s’est associée avec l’EPFL, école technique suisse réputée, sur un projet utilisant un essaim de drones pour analyser et fluidifier le trafic de Nairobi, l’une des villes les plus congestionnées au monde.

Même incomplète, cette énumération illustre la diversité impressionnante de ce que les drones peuvent apporter à l’environnement naturel et humain.

L’impact de chaque projet est remarquable en soi. WeRobotics tient aussi à valoriser l’impact global de son réseau dans les pays émergents. Elle mentionne les 400 personnes s’engageant dans la direction de Flying Labs, dont un quart de femmes (le double de la moyenne observée dans ce domaine). Elle cite les plus de 250 partenaires locaux réunis par le réseau. Et les 4000 professionnels qui ont bénéficié de formations pour intégrer les drones dans le dévelop- pement durable. Elle évoque aussi les 35 000 personnes (issues des pouvoirs locaux, entreprises, institutions…) qui ont été impliquées dans les centaines de discussions, conférences et workshops.
 

« L’écosystème drone» n’attire pas seulement les adultes. Avec leur look futuriste, la fluidité de leur vol et la simplicité de leur pilotage, les drones font d’excellents ambassadeurs des technologies auprès des jeunes. WeRobotics mise beaucoup sur cet atout: trois quarts des Flying Labs organisent des programmes STEM, qui encouragent des milliers de filles et garçons à s’intéresser aux drones et, par extension, la robotique, au « data » et à tous les métiers techniques ou scienti- fiques. Une autre manière de contribuer au développement.

Quid de l’avenir pour WeRobotics? L’extension du réseau, bien sûr, mais pas seulement. « Nous voulons aussi augmenter sa qualité. Nous travaillons à la création de pôles d’expertise — associant Flying Labs et partenaires — qui soient reconnus aussi bien au Sud qu’au Nord. » Les domaines d’expertise ne manquent pas. Qu’ils soient directement liés à l’utilisation des UAV (les Labs aident par exemple les autorités à développer réglementations et législations), ou nés des projets de terrain, « par exemple en gestion de désastres naturels, de développement urbain… ».
 à la robotique, au « data» et à tous les métiers techniques ou scientifiques.Une autre manière de contribuer au développement.

Très impliquée dans l’opérationnel, Sonja Betschart passe rarement une journée sans visioconférence avec les responsables d’un ou deux Flying Labs quelque part dans le monde. Elle aime ce qu’elle trouve dans ces échanges. « L’enthousiasme, les compétences… et encore tellement d’applications possibles – je pense qu’on n’a fait qu’effleurer la surface! Les avancées dans les UAV, dans les capteurs ou dans le traitement des données vont encore renforcer cet impact. »

Des graines de développement durable plantées par des drones ? Le concept semble n’avoir que le ciel pour limite.